Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, la Belgique est passée en quelques années de la préhistoire à la pointe de l'innovation en matière de distribution alimentaire.
La grande amélioration de la situation alimentaire en Europe au lendemain de la guerre est due d’une part aux effets bénéfiques de la révolution agricole et d’autre part à l’amélioration des réseaux de distribution qui, en Belgique, souffraient d’un archaïsme dommageable. En effet, à quoi bon améliorer la production si les systèmes de distribution sont incapables de l’écouler ? Dans les années 1950 encore, le commerce alimentaire belge est encore assuré par une multitude de tout petits points de vente qui écoulent une marchandise peu variée et chère, conséquence néfaste de la loi de cadenas.
Nous devons en grande partie l’amélioration de la situation à Maurice Cauwe (1905-1985), grand réformateur du commerce en Belgique. En quelques années, il a rattrapé le retard de notre pays pour l'amener à la pointe de l'innovation. C’est à partir de 1949 que le directeur du Grand-Bazar d’Anvers effectue des voyages d’étude aux États-Unis d’où il importe la Saint-Valentin – eh oui – créée deux ans plus tôt au pays de l’Oncle Sam. Dans les années 1950, il innove en promouvant les cuisines étrangères, ainsi que le produits surgelés dont on commence à entendre parler chez nous. Il abandonne le vrac en faveur du préemballage pour les produits d’épicerie, adopte le « satisfait ou remboursé » et rembourse la différence si un client trouve moins cher ailleurs. La notion de service à la clientèle est particulièrement développée[1].
Un supermarché en banlieue avec son parking, un modèle pour la distribution européenne. Publix Market, 1950.
Surtout, Cauwe frappe un grand coup en créant et en développant un réseau de supermarchés avec le concept innovant de libre-service. Bridé par la loi de cadenas, il se lance dans des tests à partir de 1952. A l’époque, la question du gain de temps pour le client est de plus en plus ressentie comme vitale. En 1957, un observateur français l’exprime déjà avec force :
« Plus que jamais, le temps est précieux. Ne trouvez-vous pas absurde de perdre de longues heures et de vous imposer un dérangement et des frais qui ne sont pas négligeables, pour courir les magasins chaque fois que vous avez un achat à faire ?[2] »
Ainsi, en juin 1958, 7 mois après l’ouverture du premier supermarché Delhaize à Ixelles, Cauwe ouvre un premier supermarché GB, uniquement alimentaire, non pas dans un centre-ville, mais à Luchtbal, dans la périphérie d’Anvers, sur une surface de 800m2. Le lieu est facilement accessible en voiture et permet de faire ses courses en un temps record.
En 1959, Cauwe applique le même principe à son Grand-Bazar d’Anvers en y incluant un parking, fidèle à la devise de son mentor américain Bernard Trujillo (1920-1971) : « no parking, no business ».
La même année, la loi de cadenas est abolie et permet à Cauwe de mettre ses idées – inspirées par les méthodes américaines – en application. Cependant, sa vision va bien au-delà de tout ce qui a existé jusqu’alors. Le 23 octobre, il écrit à ses collaborateurs :
« Sous le nom de Superbazar, nous ouvrirons des grands magasins de 5000 à 15000 m2, qui seront construits à très bas prix, installés en périphérie des villes, avec de très vastes parkings gratuits ; nous y vendrons en libre-service tous les articles courants et tous les produits alimentaires ; ces magasins seront ouverts de 9 à 21 heures[3]. »
La foule massée devant le Super Bazar du Boulevard du Souverain à Auderghem qui s’apprête à être inauguré à 9 heures, le 15 septembre 1961.
Deux ans plus tard, le 9 septembre 1961, à Bruges, ouvre le premier hypermarché au monde, sur une surface de 3300 m2. Le deuxième, ouvert 6 jours plus tard à Auderghem, s’étale sur 9100 m2 et le troisième, le 14 octobre, à Anderlecht, sur 8000 m2[4]. Jacques Piquet, du Libre-Service Actualités, commente l’événement d’Auderghem :
« Quelque chose de nouveau, d’insolite et d’important vient de se produire aux confins du pays wallon : aux portes de Bruxelles, le premier Discount Department Store a été inauguré le samedi 16 septembre 1961. Des hommes tournés vers l’avenir, décidés à prendre des risques, mais froids calculateurs, viennent ainsi de parachuter à cinq kilomètres de la moyenâgeuse Grand-Place, un complexe de distribution comme en n’en avait jamais vu notre continent. Sautant résolument par-dessus trente ans d’évolution de la distribution américaine, ces nouveaux pionniers européens rejoignent d’emblée l’avant-garde de ceux qui, outre-Atlantique, défrichent avec ardeur les terres des grands magasins d’escompte en libre-service[5]. »
La Belgique comptait désormais parmi les nations les plus innovantes en matière de commerce. Maurice Cauwe le prouvera une fois de plus dix ans plus tard avec la création de la chaîne Quick au nez à la barbe du puissant McDonald’s… mais ça, c’est une autre histoire…
Maurice Cauwe (à droite) en compagnie de son mentor Bernardo Trujillo (à gauche), lors des séminaires de Modern Merchandising Methods à Dayton dans l’Ohio.
[1] Jacques Dopchie, GB, la rage de grandir, Bruxelles, éditions Racines, 2004. [2] Catalogue Manufrance, Manufacture française d’armes et cylces, Saint-Étienne, Loire, 1958, p. 422, cité dans Cornu, Valceschini, Maeght-Bournay, 2018. [3] Dopchie, 2004, p. 58. [4] Jean-Pierre Grimmeau, « Un anniversaire oublié : les premiers hypermarchés européens ouvrent à Bruxelles en 1961 », Brussels Studies, no 67, 10 juin 2013. [5] Dopchie, 2004, p. 59.
Comments