Il est clair que l’entrée de la pomme de terre sur le continent européen se fait par la petite porte et que le tubercule semble être surtout considéré comme un médicament. Sur le continent, sa progression dans les cultures est lente, mais au gré de ses pérégrinations, son statut évolue quelque peu…
Aquarelle de Philippe de Sivry représentant une pomme de terre sur laquelle Charles de l’écluse a écrit : Taratoufli a Philipp de Sivry, acceptum Viennae 26 Ianuarij, 1588, Papas Peruänum Petri Ciecae. Wikimedia Common.
Le passage en Italie
C’est peut-être par l’intermédiaire de l’ordre des Carmélites que la pomme de terre migre de Séville vers la Toscane aux environs de 1584, une quinzaine d’années après son introduction sur le continent[1]. En Italie, la patata a déjà pris le nom de Tartuffoli, par analogie avec la truffe, sous la plume de Pietro Antonio Michiel (1510-1576), un botaniste vénitien qui l’a décrite plus tôt, mais sans l’avoir vue. À la fin du siècle, sa présence est signalée en plusieurs endroits où on la cultive comme aliment pour les bêtes et même pour les hommes[2].
Les échanges entre botanistes
Le passage de la pomme de terre en Italie attire l’attention de certains érudits et scientifiques qui ne l’ont pas encore remarquée jusque-là. Depuis une trentaine d’années, ils ont donné une impulsion décisive à la botanique en la libérant de ses antiques carcans. Animés d’une grande soif de savoir et avides de nouvelles expériences, ils ont tissé un vaste réseau épistolaire entre les Pays-Bas, la France, l’Allemagne, la Suisse, l’Italie et l’Angleterre. Ils accueillent avec enthousiasme la multitude de plantes nouvelles arrivées d’Asie et d’Amérique dont ils assurent la propagation dans leurs jardins-collections.
Le premier échange connu est celui du banquier et botaniste amateur Hans Fugger qui reçoit des tartuffali directement de Venise de la part d’Hieronimus Ott en novembre 1580. Huit ans plus tard, c’est au tour du prévôt de Mons Philippe de Sivry (ca 1560-1613) d’acquérir quelques tartuffali par l’intermédiaire du légat du pape. Il en expédie l’année suivante à Vienne à l’attention de Charles de l’écluse (1526-1609), le plus grand botaniste de son époque[3]. L’écluse, dit Clusius, l’expérimente à son tour. Ses pommes de terre sont déjà variées. Il en a à peau rouge, pourpre ou blanche, à chair blanche, de grosseurs variables et au poids pouvant atteindre 60 g. Elles sont manifestement déjà bien adaptées aux latitudes nordiques. Clusius est d’ailleurs très impressionné par leur rendement allant jusqu’à 50 tubercules récoltés sur un seul pied. Séduit par la plante, il la distribue à ses nombreux correspondants allemands[4].
Les premières descriptions de la pomme de terre
Jean-Théodor de Bry, Portrait de Gaspar Bauhin, 1614. Wikipedia.
Pendant ce temps-là, à partir de l’Italie, la pomme de terre progresse dans les jardins de collectionneurs ainsi que de paysans de Suisse, du Dauphiné[5], de Franche-Comté et de la principauté de Montbéliard où une rumeur totalement infondée l’accuse de propager la lèpre.
À l’Université de Bâle, les professeurs Chmielecius (1559-1632) et Gaspard Bauhin (1560-1624) reçoivent des graines et se livrent à des essais dans leurs jardins respectifs. Ce travail permet à Bauhin d’éditer la première description botanique de la pomme de terre en 1596. D’un côté, il fait preuve d’une véritable bienveillance envers cet aliment qu’il considère comme nourrissant et aphrodisiaque, étrange réputation qui la poursuivra encore plusieurs siècles. D’un autre côté, en la comparant judicieusement aux tomate, aubergine, morelle et belladone, il la classe tout aussi judicieusement dans la dangereuse catégorie des solanacées et la baptise définitivement Solanum tuberosum, ce qui contribue à renforcer la méfiance vis-à-vis du nouveau tubercule[6].
La même années, l’Anglais John Gerard publie une description crédible de la pomme de terre sans qu’on sache la manière dont il s’en est procuré[7].
John Gerard, The Herball or Generall Historie of Plantes, gathered by John Gerarde of Londeon Master in Chirurgerie, Very much Elarged and amended by Thomas Johnson, Citizen and Apothecarye of London, London, Adam Norton, Richard Whitakers, 1636, p. 927.
Il semble donc que la propagation de la pomme de terre à travers l’Europe à la fin du 16e et au début du 17e siècle concerne surtout les jardins expérimentaux des botanistes qui s’échangent régulièrement des graines de plantes rares. Ils sont sensibles aux qualités ornementales de ses fleurs, mais ne dédaignent pas son rôle culinaire. Clusius la cuisine et la goûte, tandis que Gaspard Bauhin lui ajoute l’épithète esculentum (comestible) en 1598. Malgré cet intérêt appuyé pour la pomme de terre, ses diverses pérégrinations dans les jardins botaniques à travers l’Europe ne provoquent pas d’effet spectaculaire sur le monde agricole. Présente dans les jardins de certains cultivateurs, elle est totalement absente des champs. Dans le Hainaut, on ne signale la culture en grand de la pomme de terre que plus d’un siècle après la mort de Philippe de Sivry qui l’a cultivée dans son jardin en 1587. En Autriche, où Clusius l’a fait pousser en 1588, sa culture n’est introduite que dans la deuxième moitié du 18e siècle. Tout au plus s’est-elle diffusée dans les jardins paysans du sud-est et de l’est à partir de l’Italie.
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