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L'invention de la pêche Melba

Une enquête dans les cuisines d'Auguste Escoffier pour découvrir l'origine de la fameuse pêche Melba...


Reutlinger, Portrait de Nellie Melba.


En science historique, rien n’est jamais simple. Prenons l’exemple de la création des recettes de cuisine. Rares sont celles qui sont documentées. Qui peut dire où, comment, pourquoi et par qui ont été inventés le steak tartare, le homard à l’américaine, le lièvre à la royale, la bouchée à la reine, le hamburger ou la pizza ? Personne, bien entendu, étant donné que ces recettes sont le fruit d’une évolution plus ou moins longue et qu’aucun cuisinier n’en a jamais revendiqué la paternité, hormis en ce qui concerne le hamburger, affublé d’une bonne dizaine d’inventeurs. Dans le cas de la pêche Melba, en revanche, on dispose d’un créateur bien identifié : Auguste Escoffier (1846-1935). On dispose même, écrit de sa propre main, du récit de sa création. Peut-on pour autant faire confiance aux dires du chef des plus prestigieux palaces de la Belle Époque ? Rien n’est moins sûr…


Pourquoi une pêche Melba ?


Le répertoire culinaire de la cuisine classique française fourmille de noms de personnages célèbres. Dans l’ancien régime, il apparaît qu’on recherche le patronage d’un personnage puissant. C’est le cas, par exemple, des agneau, potage, poularde, anguille ou gâteau glacé à la Condé, probable dédicace à Louis IV de Bourbon-Condé.


Au 19e siècle, la peopolisation de la nomenclature culinaire gagne les sphères du monde du spectacle. Rossini (1792-1868) a son tournedos et Sarah Bernhardt (1844-1923) ses bécasses. Nellie Melba (1861-1931) aura sa pêche. Si l’artiste en question n’a jamais regretté avoir donné son accord à Escoffier pour associer son nom à celui d’un dessert, on peut deviner entre les lignes qu’elle aurait préféré qu’on associe son patronyme à la carrière d’une grande cantatrice, plutôt qu’à un entremets glacé à la pêche[1].


La pêche Melba, reine des desserts


Car oui, à la fin des années 1920, pour les jeunes générations, « Melba », c’est le nom d’un dessert ! En effet, la prima donna n’est plus apparue depuis longtemps sur les scènes des grandes salles européennes et américaines, si bien qu’au lendemain de sa mort, dans la presse française, la rubrique nécrologique commence par un bien triste constat :


« Pourquoi pensait-on qu’elle était morte depuis longtemps ? Melba ! Quand par hasard on prononçait son nom, aussitôt quelqu’un s’écriait : Ah ! oui… la dame aux pêches ! ...[2] »


La pêche Mela est très rapidement devenue une grand classique des desserts. Elle est ici illustrée dans Henri-Paul Pellaprat, L'art culinaire moderne, Paris, Comptoir frnaçais du livre, 1949, p. 650,


Nellie Melba, reine des cantatrices


Mais ne nous y trompons pas. Si la réputation de la pêche Melba a fini par rattraper celle de sa marraine, la cantatrice australienne, de son vrai nom Helen Porter Mitchell, s’est avant tout imposée comme une des artistes les plus demandées, les plus adulées et les mieux rémunérées de la Belle époque. Elle triomphe dans les théâtres les plus prestigieux, de Covent Garden à Londres au Metropolitan de New York, en passant par la Scala de Milan, le Grand Opéra de Paris et la Monnaie de Bruxelles, où elle fait ses débuts à la fin des années 1880. Elle chante devant toutes les têtes couronnées, de la reine Victoria au Tsar Alexandre III, en passant par l’Empereur d’Autriche-Hongrie François-Joseph, l’Empereur d’Allemagne Guillaume II, la reine de Belgique Marie-Henriette ou la reine d’Italie Marguerite. Elle est parmi les premières artistes à enregistrer sa voix sur phonographe et ses cachets battent tous les records.


Melba doit sa célébrité à sa grande maîtrise du répertoire belcanto, à sa voix d’une pureté irréprochable et à son jeu dramatique auquel l’a initiée Sarah Bernhardt en personne. Elle la doit également à sa forte personnalité et à sa liaison princière - le duc d'Orléans - qui défraie les chroniques mondaines.


Bref, elle a récolté tous les honneurs, ceux des empereurs, des rois et des ducs, ceux des artistes, des journalistes et des critiques… et même celui d’un cuisinier. Mais comment la Melba a-t-elle donné son nom à un dessert ? Voilà une question qui mérite une petite enquête historique…


Une histoire mainte fois racontée


L’histoire de la création de la pêche Melba par le cuisinier Auguste Escoffier nous a été racontée des centaines de fois, avec de sensibles variations, dans les livres les plus récents, sur les sites culinaires les plus consultés et, bien entendu, sur Wikipédia. Nous sommes à Londres, en 1892, 1893 ou 1894, selon les versions. Le déjà célèbre Auguste Escoffier, chef des cuisines du somptueux Savoy Hotel, reçoit des mains de sa cliente Nellie Melba deux places pour venir la voir jouer à Covent Garden le rôle d’Elsa dans Lohengrin, de Richard Wagner. Pris d’une intense émotion à l’écoute de la voix si pure de la cantatrice, le cuisinier lui réserve une charmante surprise le lendemain. Alors qu’elle vient dîner au Savoy avec quelques-uns de ses amis, il lui prépare tout spécialement un dessert composé d’une couche de glace à la vanille, couverte de pêches pochées dans un sirop à la vanille, nappée – ou non, selon les versions – de coulis à la framboise, le tout surplombé d’un voile en sucre filé. Le dessert est posé entre les ailes d’un cygne taillé dans la glace, pour rappeler le premier acte de Lohengrin. Quelques années plus tard, en 1898, à la suite d’une entrevue avec Melba au Ritz à Paris, il ajoute une couche de coulis de framboise sur les pêches – ou pas, selon les versions –, nomme la recette pêche Melba et la met à la carte du Carlton qui ouvre à Londres un an plus tard[3].


Salle de restaurant du Carlton Hotel de Londres au moment de son ouverture en 1899.


Comment douter de la bonne fois de ce récit, malgré ses quelques variantes, étant donné qu’il émane tout droit de la plume d’Auguste Escoffier ? Certes oui, Escoffier l’a écrit. Mais il y a un mais… Car la plume du grand cuisinier n’a pas toujours livré la même histoire…


Les trois versions d’Escoffier


Il apparaît clairement qu’Escoffier a considérablement varié sa version de l’histoire de la création de la pêche Melba, ce qui explique les différences entre les versions actuelles. Selon qu’on se réfère à son texte de 1907, de 1926 ou de la toute fin de sa vie, on ne raconte pas forcément la même chose…


La version de 1907


En fait, le premier et le plus crédible récit de la création de la pêche Melba est le plus ancien. Il date de 1907. Nous sommes neuf ans après les faits évoqués, Escoffier est âgé de 61 ans et sa pêche Melba est déjà un des desserts les plus célèbres des deux côtés de l’Atlantique. Il écrit pour la revue l’Art culinaire. Dans cette version, il ne fait mention ni du Savoy, ni des années 1892-1894, ni du cygne, ni de la représentation de Lohengrin, ni même d’une quelconque représentation de la Melba à laquelle il aurait assisté. L’histoire est bien plus simple. Lors de l’ouverture du Ritz à Paris, en 1898, Madame Melba lui fait part de son adoration pour la pêche Cardinal, à savoir une pêche napée de coulis de framboises. Elle profite de son passage au Ritz pour demander la recette à son ami cuisinier qui s’exécute avec plaisir. Ce dernier en profite à son tour pour améliorer la formule en ajoutant une couche de glace à la vanille. La pêche Melba est née, l’auteur la mettra à la carte du Carlton de Londres un an plus tard. Et voilà tout[4].


La version de 1926


De 1907 à 1926, Escoffier a plusieurs fois l’occasion de revenir sur la création de la pêche Melba et ne change rien de sa première version de 1907[5]. En 1926, en revanche, il ajoute un préambule à l’histoire. Il est âge de 80 ans et nous sommes 32 ans après les fait évoqués. Il s’agit de la version qui sera publiée à titre posthume dans ses mémoires en 1985[6].


Dans ce nouveau récit, qu’on pourrait qualifier d’intermédiaire, Escoffier affirme que la pêche Melba est créée en deux temps. La première scène a lieu au Savoy dans les années 1892-1893. À l’époque, il dirige les cuisines du majestueux hôtel où la cantatrice a l’habitude de descendre quand elle chante à Covent Garden. Un beau soir, précise-t-il, il a le plaisir d’écouter chanter sa cliente à l’occasion d’une représentation de Lohegrin. Le lendemain, pour la remercier de cette divine soirée, il lui fait servir, ainsi qu’à quelques-uns de ses amis, des pêches servies sur un lit de glace à la vanille posé au fond d’une timbale en argent, elle-même posée entre deux ailes d’un cygne – celui de Lohengrin bien entendu – taillé dans un bloc de glace.


La robe portée par Melba dans son rôle d'Elsa dans Lohengrin, à partir de 1891?


La suite de l’histoire correspond plus ou moins à sa première version. En 1898, au Ritz de Paris, il revoit Nellie Melba avec qui il évoque ces pêches qui ont laissé un souvenir impérissable à la diva. Il en profite pour améliorer la recette et lui ajouter une couche de coulis de framboises. Le résultat est parfait, la pêche Melba est née et est mise à la carte du Carlton de Londres en 1899[7].


Notons, outre l’ajout de l’épisode du Savoy, que l’ordre dans le processus de création du dessert est inversé. En 1907, Escoffier affirme avoir créé la pêche Melba en ajoutant de la crème glacée à la pêche Cardinal au coulis de framboises. En 1926, il affirme avoir créé la pêche Melba en ajoutant une couche de coulis de framboises à la recette de pêches à la crème glacée qu’il a créée pour la cantatrice quelques années plus tôt. Il a donc supprimé la référence à la pêche Cardinal et fortement amoindri, consciemment ou pas, le rôle de Melba dans son processus de création[8].


La troisième version non éditée


La troisième version, non datée mais assurément postérieure, n’est connue que sous la forme d’un manuscrit qui n’a pas été édité à l'époque. Propriété de la Fondation Auguste Escoffier, ce dernier n’est connu des historiens et du public que bien après la mort du cuisinier. Au moment de sa rédaction, Escoffier a probablement 85 ans et nous sommes environ 37 ans après l’épisode présumé du Savoy à Londres. Cette version est donc la plus éloignée des faits évoqués. C’est pourtant elle qui est aujourd’hui la plus répandue.


La salle de restaurant du Savoy Hotel vers 1900.


Dans ce texte, Escoffier ne se contente plus de supprimer la référence à la pêche Cardinal. Il efface carrément toute référence à la deuxième étape de la création de la pêche Melba au Ritz en 1898. Désormais, la recette est entièrement créée au Savoy en 1894 – et non plus en 1892 ou 1893 –, après une représentation de Lohengrin à laquelle il a été invité par Nellie Melba. Le lendemain, alors que la cantatrice vient dîner avec quelques intimes dont le duc d’Orléans - son ancien amant -, il crée la recette composée de pêches pochées au sirop, posées sur un lit de crème glacée à la vanille, le tout nappé de coulis de framboises et présenté entre les ailes du cygne taillé dans de la glace. Il termine en précisant que la pêche Melba ne sera mise à la carte qu’en 1899 au Carlton de Londres, comme il l’a toujours affirmé[8].


Nous sommes donc confrontés à une histoire déclinée en trois versions différentes dont certains éléments fondamentaux se contredisent. Si les trois versions s’accordent sur le fait que la pêche Melba apparaît pour la première fois à la carte au Carlton de Londres en 1899, le processus de création est présenté de manière très différente et de plus en plus romanesque au cours des années. On passe d’une pêche Melba entièrement créée au Ritz de Paris en 1898 sous l’impulsion d’une suggestion de la cantatrice, à une pêche Melba entièrement créée au Savoy de Londres en 1894, en passant par une version intermédiaire d’une pêche Melba créée en deux temps, d’abord au Savoy en 1892-1893 pour ce qui est de la pêche à la crème glacée à la vanille, ensuite au Ritz en 1898 pour ce qui est de l’ajout du coulis de framboises.


Ainsi, au cours des années, Escoffier ajoute et enlève des éléments à son histoire - respectivement le Savoy et le Ritz -. Dès lors, quelle version croire ?


Les rencontres entre Melba et Escoffier


Peut-on discréditer une des versions en se fiant uniquement sur les dates évoquées par Escoffier ? Hélas non, car toutes sont plausibles.


1898 au Ritz de Paris


Dans sa version de 1907, Escoffier parle de sa rencontre avec Melba à l’occasion de l’ouverture du Ritz de Paris qui a lieu le 1er juin 1898. Cette rencontre est tout à fait plausible. Revenue depuis quelques jours des États-Unis[9], Nellie Melba descend à l’hôtel le soir du 31 mai, la veille de son ouverture officielle. Elle y séjourne quelques jours[10], avant de repartir à Londres pour jouer à Covent Garden[11].


1892, 1893 au Savoy de Londres


Dans la version intermédiaire de 1926, Escoffier parle d’une représentation de Lohengrin à Covent Garden en 1892 ou 1893. Le fait est que Melba a bien joué Lohengrin à Covent Garden, d’abord le 7 juin 1892, ensuite le 15 mai 1893[12].


1894 au Savoy de Londres


Dans la version manuscrite, Escoffier se ravise et parle d’une représentation de Lohengrin à Covent Garden en 1894 avec le ténor Jean de Reszke. Cette représentation a bien lieu le vendredi 15 juin 1894[13]. Melba est de retour de sa première tournée aux États-Unis et d’une série de représentations à la Scala de Milan et à l’Opéra de Paris. Elle revient à Covent Garden pour une saison bien remplie pendant laquelle elle joue ses œuvres de prédilection : Faust, Lucia di Lammermoor, Rigoletto, Romeo et Juliette, Elaine et, bien entendu, Lohengrin, un des très rares Wagner de son répertoire.


Melba et Escoffier sont donc bien présents au même endroit à toutes les dates citées dans chacune des trois versions.


La pêche voilée à l’orientale et la pêche Cardinal


Si ce n’est par les dates de rencontre entre Melba et Escoffier, peut-on disqualifier une des versions par le processus de création de la pêche Melba ?


L’apparition de la pêche Melba


Les trois versions s’accordent sur l’apparition de la pêche Melba à la carte du Carlton de Londres à l’occasion de son ouverture le 1er juillet 1899. Même si on ne dispose pas de document pour le prouver, il n’y a pas de raison particulière de douter de l’information. D’une part, la première mention de la recette dans la presse date de 1900[14], donc légèrement plus tard, d’autre part, Escoffier livre l’information en 1907, à savoir huit ans plus tard, à un moment où on peut espérer que les faits sont toujours frais dans la mémoire du cuisinier.


La pêche Cardinal


Dans sa première version, Escoffier affirme qu’il crée la pêche Melba à partir de la pêche Cardinal dont Melba lui demande la recette au Ritz le 1er juin 1898. La pêche Cardinal existe bien en 1898. Il s’agit d’une nouveauté culinaire remontant au moins à 1891 et il s’agit bien d’une pêche napée d’une couverture à la framboise, d’où son nom de « cardinal »[15]. Ce récit est donc, lui aussi, parfaitement plausible.


La pêche voilée à l’orientale à la carte du Savoy en 1893


Dans les trois versions, Escoffier fait passer la pêche à la crème glacée à la vanille – sans le coulis de framboises – comme une création destinée tout spécialement à Nellie Melba. En fait, il passe sous silence une information importante. Cette recette a bien été créée par Escoffier, mais pas pour Nellie Melba. Il s'agit des pêches voilées à l’orientale qui se trouvent à la carte du Savoy Hotel au moins depuis avril 1893. Elles sont servies sur un bloc de glace taillé à l’oriental surplombé d’un voile de sucre filé[16]. Pour Melba, Escoffier aurait donc tout simplement remplacé le bloc de glace taillé à l’orientale par le bloc de glace taillé en forme de cygne.


Il est clair qu’en « oubliant » ce petit détail, Escoffier donne un caractère bien plus spontané à sa charmante attention envers Nellie Melba.


La pêche voilée à l’orientale dans Pierre Lacam, Antoine Charabot, Le glacier classique, Paris, 1893, p. 268. En 1893, au Savoy Hotel, Auguste Escoffier ajoute à la carte un dessert de sa création : les pêches voilées à l’orientale. Il est clairement un grand défenseur de la pêche qu’il met à l’honneur depuis son arrivée au Savoy en 1890. Au départ, il s’agit tout simplement de « pêches nouvelles pochées à la vanille »[1]. Trois ans plus tard, il perfectionne le dessert en couchant les dites pêches sur un lit de crème glacée à la vanille, le tout présenté sur un palanquin de glace taillée à l’oriental et surplombé d’un voile de sucre filé. Ce dessert est documenté par le correspondant du Figaro Arthur Heulhard (1849-1920), lors de son passage au Savoy le 12 avril 1893 :

« On apporte un bloc de glace naturelle dans lequel le ciseau d’un scupteur – un sculpteur sur glace – a fait étinceler le mirage d’un décor oriental : cet iceberg est en même temps Sainte-Sophie ou la mosquée de Brousse. Au centre, étendues sur un palanquin de glace à la vanille, de splendides pêches pochées étalent leurs couleurs chatoyantes que modère un voile de sucre filé. Il faut voir les jeux de la lumière électrique là-dedans ! C’est étourdissant comme une danse de la Loïe Fuller. Mais l’estomac n’a point le vertige des yeux ; il n’est aucunement dérouté par ce spectacle éblouissant – qui donne l’illusion du pôle nord conquis par Mahomet2. »

La même année, le grand pâtissier Pierre Lacam fait représenter ce dessert dans son Glacier classique et artistique en France et en Italie.

1 L’Art culinaire, 15 octobre 1890, p. 190 ; La salle à manger, octobre 1890, p. 3. 2 Arthur Heulhard, « La saison », Le Figaro, 15 avril 1893, p. 2, col. 3, 4.


Une recette créée en deux temps


L’existence de la recette de pêches voilées à l’orientale confirme une deuxième chose : le processus de création se fait forcément en deux temps. Escoffier invente d’abord la pêche à la crème glacée à la vanille pour la carte du Savoy. Il y ajoute ensuite un coulis de framboises à l’attention de la cantatrice et crée de la sorte la pêche Melba.


Si ce nouvel élément ne discrédite formellement aucune des trois versions, on peut tout de même s’étonner qu’Escoffier ait créé l’ensemble de la recette en 1894 pour ne la mettre à la carte qu’en 1899, alors qu’il a mis au point un dessert particulièrement glamour de par son nom et particulièrement savoureux de par sa composition. Bref, un dessert des plus prometteurs d’un point de vue commercial.


Le scénario le plus crédible est donc celui-ci :


La pêche Melba est créée par Auguste Escoffier au Ritz de Paris en juin 1898 avant d’être mise à la carte au Carlton en juillet 1899. La recette est le résultat de la rencontre entre la Pêche voilée à l’orientale créée par Escoffier pour la carte du Savoy vers 1893 et la Pêche cardinal, petit péché mignon de Nellie Melba. L’épisode du cygne de Lohengrin en 1892 ou 1893, s’il est exact, n’a aucun impact dans le processus de création de la recette, étant donné qu'il ne s'agit que d'une très légère adaptation de la recette des pêches voilées à l'orientale.


Justement, que penser de l’épisode du cygne de Lohengrin au Savoy Hotel dont parle tardivement Escoffier en 1926 et dans sa version manuscrite ?


Portrait d'Auguste Escoffier. Au même titre que Melba, Escoffier est considéré comme un monument dans son domaine. Certes, en 1893, il n’a pas encore publié son fameux Guide culinaire, qui ne sortira que dix ans plus tard. Certes il n’a pas encore pris les rênes du Carlton, qui ne sera inauguré que six ans plus tard, mais il a déjà dirigé les cuisines du Grand Hôtel de Monte Carlo et du Grand Hôtel National de Lucerne, deux établissements fondés par son collaborateur César Ritz. En outre, il s’est illustré par la rédaction d’un Traité sur l’art de travailler les fleurs en cire. En 1890, toujours avec Ritz, il investit les cuisines du tout nouvel hôtel londonien le Savoy. Il y fait preuve d’une grande créativité culinaire, largement relayée par les revues gastronomiques françaises auxquelles il collabore. Il faut dire que les cuisiniers français ont la cote en Angleterre, tant à la cour, chez les princes royaux, que dans les ambassades et les grandes maisons aristocratiques, chez le Premier ministre, chez les barons de la haute finance tels que les Rothschild ou dans les établissements de grand luxe[1].


1 L’Art culinaire, 30 juin 1890, p. 16.

L’interview de Karl E. Kitchen


Pour donner un élément de réponse, remontons en 1924, à savoir deux ans avant la version intermédiaire. Au Café Royal de Londres, un soir de novembre. Le journaliste américain, chroniqueur mondain et gastronome Karl K. Kitchen (1885-1930), dîne avec le peintre irlandais William Orpen (1878-1931). Au moment de commander une pêche Melba, Orpen se lance dans le récit, quelque peu romanesque et naïf, de la création du célèbre dessert, sans le situer clairement dans le temps. Il parle de l’histoire du cuisinier Escoffier subjugué par la voix de la cantatrice avant de créer la recette pour lui rendre hommage[16b].


Cette histoire fait écho à d’autres rumeurs, tout aussi vagues, qui transparaissent dans la presse depuis au moins 1909[17]. Ces récits insistent sur l’émotion suscitée par la cantatrice sur Escoffier un soir de représentation au Covent Garden, élément qui, jusque-là, n’a jamais été évoqué par Escoffier.


Intrigué par le récit d’Orpen, Kitchen se précipite à l’hôtel Charing-Cross où se trouve justement Auguste Escoffier. Sans attendre, il l’interroge sur l’invention de la pêche Melba. Le cuisinier se montre un peu brumeux :


« Il y a des années de cela et réellement, j’ai oublié cette affaire ».


Kitchen insiste :


« Vous avez oublié la préparation du dessert en l’honneur de Mme Melba, après l’avoir entendue chanter à Covent-Garden ? »


Ce à quoi Escoffier répond :


« Je ne crois pas avoir jamais entendu chanter Mme Melba. »


Devant la déception du journaliste, Escoffier se montre conciliant :


« Je ne la [l’histoire] contredirai pas si vous désirez la publier, qui a dit que l’histoire n’est autre chose qu’un mensonge, sur lequel on est d’accord ? »


Malgré tout, le journaliste décide de publier la vérité.


Bref, en 1924, Escoffier ne se souvient pas avoir vu jouer Melba sur scène et deux ans plus tard, en mars 1926, il affirme l’avoir vu jouer Lohengrin au Covent Garden en 1892 ou en 1893. Qu’est-ce qui a bien pu se passer pour que la mémoire d’Escoffier se ravive ainsi ?


Les mémoires de Nellie Melba


Le rôle de Nellie Melba n’est peut-être pas étranger à ce revirement. Nous savons que la chanteuse a rencontré Auguste Escoffier au Ritz à Paris entre fin décembre 1925 et début janvier 1926. Nous sommes à un moment particulier de sa vie. À 64 ans, elle est fatiguée des voyages et des interminables tournées à travers le monde. En décembre, au moment de la publication de ses mémoires, elle annonce qu’elle quitte la scène et décide de passer la fin de l’année à Paris pour se reposer, avant d’entamer une ultime tournée d’adieu en Angleterre[18].


Les mémoires de Nellie Melba, Melodies and memories, New York, 1926.


Au cours de ce séjour, au Ritz bien entendu, Melba et Escoffier se revoient et évoquent le sujet de la pêche Melba. D’ailleurs, comment faire autrement ? Alors que Nellie tourne de moins en moins en Europe et que les jeunes générations ne se souviennent presque plus d’elle, son nom est attaché de manière indélébile au dessert devenu la douceur la plus célèbre au monde.


Au cours de la conversation, Melba se rappelle du plaisir qu’elle a éprouvé à sa première dégustation de la pêche Melba[19]. Que se racontent-ils d’autre ? Nous ne le savons pas. Ce qui est certain, en revanche, c’est que Melba raconte les circonstances de cette première dégustation dans ses mémoires et dans une interview qu’elle accorde à la revue française Comoedia au cours de ce même séjour parisien.


Tout d’abord, elle est en phase avec les souvenirs du cuisinier en niant qu’il lui a préparé le dessert après l’avoir vue sur scène, comme le prétend la rumeur persistante. Le reste du récit, qu’elle ne situe pas dans le temps, s’éloigne quelque peu de la version d’Escoffier de 1907. Elle ne fait pas allusion à la pêche Cardinal et, surtout, situe l’action au Savoy de Londres, et non au Ritz de Paris. Elle parle d’un luncheon qu’elle prend – selon ses deux versions, soit un matin de printemps, soit à quatre heures après un concert de bienfaisance – et au cours duquel Escoffier lui fait la surprise d’une recette inédite de pêches, sans en préciser la composition. Les trouvant délicieuses, elle demande comment s’appelle la recette, ce à quoi le cuisinier répond qu’elle n’a pas de nom et qu’il serait honoré s’il pouvait l’appeler pêche Melba, ce qu’elle accepte avec joie avant d’oublier l’histoire.


1926, Escoffier sous influence


Il est frappant de constater qu’Escoffier réécrit son histoire à peine deux ou trois mois plus tard, en mars 1926. S’il confirme ce qu’il a toujours dit, à savoir que la recette a été inventée au Ritz à Paris en 1898 avant d’être mise à la carte du Carlton de Londres en juillet 1899, il ajoute le préambule de la scène au Savoy en 1893, probablement pour mieux coller à la version de Nellie Melba. Il ajoute encore l'épisode de la représentation de Lohengrin à laquelle il aurait assisté, probablement pour mieux coller à la légende qui circule depuis plus de quinze ans.


On peut raisonnablement douter qu’Escoffier a réellement assisté à une représentation de Nellie Melba à Covent Garden. Il paraît improbable que ce grand homme ait totalement oublié cet événement, pourtant mémorable, pendant autant d’années, avant qu’il ne lui revienne subitement en mémoire à l’âge de 80 ans. Il est encore plus étonnant qu’un certain nombre de détails lui revienne tout aussi subitement en mémoire encore plus tard, comme l’année précise de la représentation, le nom du ténor qui accompagne Melba et l’invitation de la cantatrice.


Cela veut-il dire que l’épisode du cygne est faux ? Peut-être pas. En voulant coller à la version de Melba qui se déroule au Savoy, Escoffier s’est peut-être souvenu d’un cygne taillé dans la glace préparé spécialement pour elle, en hommage à son rôle dans Lohengrin. Y a-t-il déposé des pêches voilées à l’orientale ? Si Melba ne fait pas mention de cygne dans ses mémoires, il est tout de même possible que le cygne ait bien existé, mais sans qu’il ait nécessairement de rapport avec les pêches. Escoffier l’aura associé à la pêche Melba dans sa volonté d’offrir un récit qui combine sa version de 1907, la version de Nellie Melba et la légende romanesque du cuisinier subjugué par la voix d’une cantatrice un soir de gala à Covent Garden.


Dans tous les cas, le récit de la création de la pêche Melba au Savoy après une représentation de Lohengrin à laquelle Escoffier a assisté est le plus improbable et même si cet épisode avait eu lieu, il n'aurait de toute façon eu qu'une faible incidence sur le processus de création de la pêche Melba. C’est pourtant cette histoire qui est la plus répandue et la plus retenue aujourd’hui. Ce n’est pas étonnant. D’une part, elle est la plus plaisante et la plus romantique – c’est l’histoire de la perfection d’un dessert créé par un cuisinier subjugué par la perfection de la voix de la cantatrice –, d’autre part, c’est la version des mémoires d’Escoffier publiés en 1985. Il est donc normal qu’elle soit la référence actuelle.


Il est clair que l’histoire se rapprochant le plus de la réalité est bien plus prosaïque et moins romantique. Elle est celle d’un dessert créé par Escoffier en deux temps :


  • Les pêches sur lit de crème glacée à la vanille vers 1893 pour la carte du Savoy – les pêches voilées à l’orientale –, sans aucun rapport avec Nellie Melba ;

  • L’ajout de coulis de framboises des pêches Cardinal au Ritz de Paris en 1898 pour faire plaisir à la cantatrice qui raffole de ce fruit.

[1] Nellie Melba, Melodies and Memories, New York, George H. Doran Company, 1926, p. 235, 236. [2] Aux écoutes, 28 février 1931, p. 13, col. 1. [3] Stéphane Bern, Pourquoi sont-ils entrés dans l’histoire ?, Paris, Albin Michel, 2019 ; Antoine de Baecque, La France gastronome. Comment le restaurant est entré dans notre histoire, Payot, 23 janvier 2019, p. 236 ; [4] L’art culinaire, 15 juin 1907, p. 133.

« En donnant le nom de Melba à l’une de mes innovations, j’ai voulu rendre hommage à la brillante artiste, et lui consacrer un souvenir, en reconnaissance de ses témoignages de sympathie*.

C’est lors de l’ouverture de l’hôtel Ritz, à Paris, que Mme Melba me fit un jour part de l’adoration qu’elle avait pour la Pêche Cardinal au coulis de framboise, me témoignant le désir de lui en donner la recette, ce que je fis avec le plus agréable empressement.

Et c’est en écrivant cette recette que je conçus l’idée de créer la Pêche Melba ; mais il était important de conserver le caractère de cette préparation et de rechercher un élément nouveau qui, tout en ne dénaturant pas le goût de la framboise et de la pêche, en augmentât plutôt la finesse.

Je trouvai que rien ne pouvait être plus parfait, que de coucher la délicate pêche sur un lit de mousse glacée à la vanille et de la recouvrir de sa robe de cardinal (le coulis de framboise).

Dès cet instant, la Pêche Melba était créée, et ce fut à l’ouverture du Carlton Hôtel, à Londres, que pour la première fois elle « entra en scène ».

Londres, Carlton Hôtel, 30 mai 1907.

Auguste Escoffier

* Mme Melba a toujours bien voulu honorer de sa visite les Maisons où, de loin ou de près, j’avais à m’occuper de la direction des cuisines) [5] Free Press Evening Bulletin, 15 novembre 1924, p. 47. [6] Auguste Escoffier, Souvenirs inédits, 75 ans au service de l’art culinaire, Marseille, Laffitte, 1985, p. 125. [7] La Volonté, 2 mai 1926, p. 3, col. 3. [8] La Volonté, 2 mai 1926, p. 3, col. 3.

« En 1892, 1893, Mme Melba habitait le Savoy Hôtel, à Londres ; elle chantait alors à l’Opéra, à Covent Garden. Ayant eu, un soir, le plaisir d’assister à la représentation de « Lohengrin », le majestueux cygne qui apparaît sur la scène, m’inspira l’idée de faire une surprise à la brillante cantatrice, pour lui témoigner mon admiration et la remercier de la délicieuse soirée que je venais de passer sous le charme de sa voix.

Le lendemain soir, Mme Melba donnait un dîner à quelques personnes amies. Saisissant cette circonstance, je fis servir des pêches sur un lit de glace à la vanille, dans une timbale en argent incrustée entre les deux ailes d’un superbe cygne taillé dans un bloc de glace, et recouvertes de sucre filé.

L’effet produit fut surprenant, et Mme Melba se montra très sensible à mon attention !

Le grande artiste, que j’ai revue tout dernièrement à l’hôtel Ritz, à Paris, me reparla des fameuses Pêches du cygne, dont elle gardait toujours le souvenir d’ailleurs inscrit sur ses tablettes.

J’avais cependant trouvé que de simples pêches dressées sur de la glace à la vanille, n’avaient rien de transcendant pour leur donner un titre de noblesse. Il y manquait quelque chose ! … j’y ajoutai le fin parfum de la framboise.

L’addition de ce délicat fruit aux pêches à la vanille résolut délicieusement le problème.

Voilà comment à l’ouverture du Carlton-Hôtel de Londres, je dédiais définitivement la « Pêche Melba » à la merveilleuse artiste. » [8b] « Madame Nellie Melba, grande cantatrice de nationalité australienne, chantait à Covent Garden à Londres avec Jean de Reszke en 1894. Elle habitait le Savoy Hôtel près de Covent Garden, époque où je dirigeais les cuisines de cet important établissement. Un soir où l'on donnait Lohengrin, Madame Melba m'offrit deux fauteuils d'orchestre. On sait que, dans cet Opéra, il apparaît un cygne. Madame Melba, donnait le lendemain soir un petit souper à quelques intimes dont Monseigneur le Duc d'Orléans était parmi les convives. Et pour lui montrer que j'avais agréablement profité des fauteuils qu'elle m'a gracieusement offerts, je fis tailler dans un bloc de glace un superbe cygne et, entre les deux ailes [je mis] une timbale en argent. Je couvris le fond de la timbale de glace à la vanille et sur ce lit de fine glace, je disposai des pêches à chair blanche et tendre […] pochées pendant quelques minutes dans un sirop à la vanille et refroidies. Une purée de framboises fraîches couvrait complètement les pêches. Un léger voile en sucre filé [recouvrait] les pêches. […] Mais ce n'est qu'en 1899 à l'ouverture du Carlton à Londres que la Pêche Melba conquit sa popularité. » [9] The Montreal Star, 1er juin 1898, p. 9, col. 2 ; The Cornishman, 2 juin 1898, p. 7, col. 3. [10] Le Gaulois, 2 juin 1898, p. 3, col. 6. [11] Le Figaro, 1er juillet 1898, p. 1, col. 5. [12] En 1893, Melba est âgée de 32 ans, est en pleine gloire. Elle a l’honneur d’ouvrir la saison 1893 du Covent Garden. Le Faust prévu à l’affiche est remplacé en dernière minute par Lohengrin à la suite au désistement du ténor. Melba, rompue à l’exercice – elle a joué Lohengrin plusieurs fois en 1892 –, reçoit un nouveau triomphe de la part d’un public et d’une critique enthousiastes. [13] Daily News, 4 juin 1894, p. 4, col. 6 ; The Era, 23 juin 1894, p. 15, col. 5. [14] L’Art culinaire, 15 octobre 1900, p. 10. [15] « La pêche cardinal, pochée et glacée, est mise dans du jus de framboises fraîches, au sucre vanillé au kirsch et au marasquin », La Presse, 10 janvier 1892, p. 2, col. 4. [16] Arthur Heulhard, « La saison », Le Figaro, 15 avril 1893, p. 2, col. 3, 4.

[16b] La toque blanche, 21 août 1925, p. 3, col. 4-6.

« M. Escoffier, doyen des chefs cuisiniers français et ancien impressario culinaire du Carlton, était si ravi, si subjugué par la voix de Melba à Covent-Garden – cela remontait à des années, me dit sir William – qu’il désirait lui montrer combien il appréciait son art. Tout d’abord il pensa lui écrire une lettre, mais une fois la plume et le papier en main, il se trouva dans l’incapacité d’écrire une simple phrase pour lui exprimer son admiration. Il décida alors de lui envoyer un joli bouquet, mais ses visites à une douzaine de fleuristes ne lui permirent pas de découvrir quelque chose qui fût digne d’elle. Dans ces conditions, il retourna à sa mission et, pareil au jongleur de Notre-Dame d’Anatole France, il fit la seule chose qu’il réussissait bien.

La pêche Melba – ainsi continue l’histoire – fut le chef-d’œuvre gastronomique qu’il produisait en l’honneur de la chanteuse. Car la merveilleuse préparation d’une pêche succulente à la crème glacée et la sauce Cardinal, reçut son nom en son honneur. Aujourd’hui, il n’y a pas un dessert mieux connu ni si apprécié de tous les gourmets du monde civilisé. » [17] Coemedia, 18 novembre 1909, p. 2, 3. [18] Le Ménestrel, 11 décembre 1925, p. 13, col. 1 ; The Northern Star, 11 janvier 1926, p. 5, col. 2. [19] La Volonté, 2 mai 1926, p. 3, col. 3.


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