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L'indéboulonnable mythe des épices et de la viande avariée au Moyen Âge

Dernière mise à jour : 29 sept. 2022

Cela fait plus d'un siècle que circule le mythe des épices destinées à corriger le goût des viandes avariées au Moyen Âge. Bien que totalement absurde, ce mythe a la dent dure et continue à se diffuser aujourd'hui encore. Retournons sur l'origine de ce mythe qui en dit long sur les aprioris culturels tenaces chez les ... scientifique ...


Transport et déchargement d'épices à l'Est. Miniature du "Livre des merveilles du monde" de Marco Polo et Rustichello, France, 15e siècle.


Les mythes des épices médiévales destinées à camoufler le goût des viandes avariées apparaît pour la première fois en 1913. Cette histoire naît sous la plume d’un scientifique sérieux, le professeur et historien James Harvey Robinson (1863-1936), un des fondateurs de la New History. Partant du constat de l’enthousiasme des hommes du Moyen Âge pour les épices – qu’il a constaté à la lecture de recueils de recettes de la fin du Moyen Âge –, de l’absence de la conservation par la glace et de transports rapides, il conclut que les épices servent soit à la conservation des viandes, soit à rendre les viandes avariées agréables à manger :


« It is hard for us to understand this enthusiasm for spices, for which we care much less nowadays. One former use of spices was to preserve food, which could not then as now be carried rapidly, while still fresh, from place to place; nor did our conveniences then exist for keeping it by the use of ice. Moreover, spices served to make even spoiled food more palatable than it would otherwise have been[1]. »


Il nous est difficile de comprendre cet engouement pour les épices qui nous intéressent beaucoup moins de nos jours. Les épices servaient entre autres à la conservation des aliments, qui ne pouvaient se transporter rapidement en restant frais, la conservation par la glace n’existant pas encore. De plus, les épices servaient à rendre les aliments avariés plus savoureux qu'ils ne l'auraient été autrement.



James Harvey Robinson.


D’où Robinson tire-t-il sa conviction ? Il est manifestement bien renseigné sur l’usage intense des épices dans la cuisine médiévale, mais ne semble pas à même de le situer dans son contexte culturel et socio-économique. Il semble également mépriser les autres moyens de conservation que celui par la glace. En fait, l’avis de Robinson repose sur plus d’un siècle de préjugés tenaces à propos de la cuisine médiévale…


L’origine du mythe : pourquoi tant d’épices au Moyen Âge ?

Les hommes du 18e siècle sont persuadés de détenir le monopole historique du bon goût et du raffinement. Ils comparent les mœurs « barbares » du Moyen Âge avec ceux du savoir-vivre distingué de leur temps. Charles-André van Loo, Halte de chasse, Le Louvre, Paris.


Au 18e, la cuisine moderne, très pauvre en épices, s’est déjà imposée depuis longtemps et la cuisine médiévale, très riche en épices[2], n’est plus qu’un vieux souvenir totalement effacé des mémoires. L’usage intense des épices est complètement oublié et n’en témoignent plus que de vieux manuscrits végétant au fin fond des bibliothèques.


Le Moyen Âge vu des Lumières


En outre, pourquoi s’intéresser à la cuisine médiévale ? L’histoire de la cuisine telle qu’on se la représente depuis le 16e siècle ne tient compte que des textes de l’âge classique de l’antiquité gréco-romaine. Les mille ans du Moyen Âge ne font même pas l’objet d’une ligne. Il faut dire qu’à cette époque, le Moyen Âge ne bénéficie d’aucune sympathie. Obnubilés par la notion de progrès, galvanisés par l’esprit de modernité de la Renaissance, les scientifiques et les hommes de lettres des Lumières méprisent le Medio Tempore qu’un Fontenelle (1657-1757) qualifie de « siècles couverts d’une obscurité effrayante[3] » et qu’un Condorcet (1743-1794) considère comme désastreux d’ignorance, féroce, cruelle, corrompu et perfide[4].


La redécouverte des recueils de recettes médiévaux


C’est dans ce climat particulièrement hostile que quelques philologues se lancent dans l’étude de la littérature médiévale. À la fin du 18e siècle, certains d’entre eux redécouvrent, les yeux ébahis, les œuvres culinaires du 14e siècle. C’est d’abord le cas de l’historien anglais Samuel Pegge (1704-1796) qui déniche et publie en 1780 un manuscrit du Forme of Cury[5], œuvre culinaire anglaise de 1390. De l’autre côté de la Manche, un autre érudit passionné de textes médiévaux, Pierre-Jean-Baptiste Legrand d’Aussy (1737-1800), redécouvre le Viandier dans le cadre de la publication de la toute première histoire complète de l’alimentation française[6]. À la simple lecture de ces recettes saturées d’un grand nombre d’épices, les deux hommes subissent le même choc culturel. Incapables de remettre en question les notions qui leur sont si chères de supériorité de la culture moderne, de progrès des arts culinaires en matière de raffinements et de Moyen Âge ténébreux, leur perception des assaisonnements de la cuisine ancienne ne peut être que péjorative.

Samuel Pedge.


Pegge s’acharne sur les cuisiniers de l’époque qui, pense-t-il, abîment la santé de leurs convives par une surcharge inutile d’épices[7]. Legrand d’Aussy, engoncé dans son rôle d’intellectuel, d’ascète et de moraliste, se montre encore plus virulent. Il ne voit dans l’usage « excessif » des aromates qu’un témoignage navrant du penchant naturel des hommes pour satisfaire leur plaisir[8]. Il constate chez les cuisiniers du 14e siècle « une sorte d’émulation burlesque » aboutissant à la création de « choses bisarres & difficiles[9] », fruits de leur imagination débordante. Il fustige les jouisseurs qui ont toujours développé l’art de flatter le goût et de provoquer la faim au lieu de la satisfaire raisonnablement. Enfin, il cherche dans la diététique l’ultime raison de cette débauche d’épices…


La réponse française : des épices pour digérer des viandes indigestes



Au gré de la lecture minutieuse des recettes, des documents comptables, des textes de lois, des lettres et des testaments des 13e, 14e et 15e siècles, se dessine sous les yeux de Legrand d’Aussy un Moyen Âge nourri de viande de porc, des villes aux rues grouillantes de cochons en liberté et, comble de l’aberration, des tables de monastères couvertes de lard. Il s’en étonne d’autant plus que le porc est sujet à la ladrerie, maladie qu’on associe à la lèpre et qui, selon lui, devrait pousser les hommes à plus de prudence. Au lieu de cela, il observe que cette chair, non contente de figurer sur les tables des humbles sujets du Royaume, garnit également celles des évêques, des nobles et même des rois[10] !


Legrand Aussy ne peut que tressaillir face à cette réalité. De l’avis des médecins de son époque, la chair du cochon est destinée exclusivement aux estomacs robustes des gens rompus aux rudes exercices physiques. Louis Lémery (1677-1743), dont l’innovant Traité des aliments a marqué la diététique du 18e siècle, se montre on ne peut plus sévère envers « la manière de vivre de cet animal, qui est toujours lâche, paresseux, & dans une espece de repos » et dont « les ordures & les saletez qu’il mange continuellement (…) dénotent assez que sa chair doit être chargée de sucs visqueux, grossiers, & capables de produire des humeurs de la même nature, de causer des indigestions, & »


Legrand d’Aussy se trouve face à un paradoxe pour le moins curieux. Comment les estomacs délicats des aristocrates et des dignitaires ecclésiastiques du Moyen Âge peuvent-ils s’accommoder d’une telle consommation de viande de porc ? Il trouve très opportunément la réponse dans les vertus digestives des épices orientales :


« Au reste, il paraît que ce goût pour les épiceries tenait beaucoup à la manière dont on vivait alors. A des estomachs qui se nourrissaient de viandes lourdes & indigestes, de cochonaille, de hérons, de chiens-de-mer [requins] &c, il fallait des assaisonnemens chauds qui favorisassent la digestion ; & de-là sans doute vint l’usage du safran, de l’ail, de l’anis, de la coriandre, des herbes fortes, des aromates enfin, tant employés dans les alimens & les boissons[11]. »


Le porc jouait un rôle de premier plan dans l’économie alimentaire du Moyen Âge, ce qui n’échappe pas à Legrand d’Aussy, lui qui considère cette viande comme grossière et indigne des gens de la haute société. Tacuinum Sanitatis, xve siècle, Paris, BnF, Département des manuscrits, Nal 1673 f° 65.


Cet argument diététique frappe beaucoup les esprits des érudits français du 19e siècle qui le répètent inlassablement[12]. Il faut dire que l’image déplorable qu’on se fait de la cuisine médiévale, de ses épices et de ses viandes, n’a aucune raison de changer. D’une part, les médecins ressassent encore et toujours les mêmes mises en garde contre la consommation de la viande de porc[13]. D’autre part, la médecine et la psychiatrie naissante cantonnent l’usage des épices aux « peuplades barbares », tout en les proscrivant formellement de la cuisine des occidentaux menacés de dyspepsies, de gastrites et de troubles nerveux qu’elles provoqueraient chez eux[14]. Le grand historien Albert Lecoy de La Marche (1839-1897) va même jusqu’à dépeindre une société médiévale particulièrement violente à cause des effets pervers des épices[15].


Les esprits ne sont visiblement pas prêts à reconsidérer leur point de vue sur l’usage des épices au Moyen Âge. À peine ose-t-on, dans un timide élan romantique, remettre en question la notion de barbarie des mœurs de table médiévaux et parler de « raffinements des épices[16] ».


Bref, la thèse des grosses viandes indigestes l’emporte largement. En guise de consécration, elle gagne les programmes scolaires de la Troisième République dans lesquels le repas bourgeois du Moyen Âge comprend « des soupes, particulièrement la soupe au vin ; des oiseaux qu’on ne mange plus aujourd’hui, paon, héron, corneille, cigogne, et surtout des amas indigestes de viande qui ne passaient qu’à force d’épices ; peu de légumes et quelques salades[17]. »


La réponse anglo-saxonne : les viandes pourries en cause


Pendant ce temps, en Angleterre, les historiens sont bien trop absorbés par les questions économiques liées au commerce des épices pour s’interroger sur leur usage en cuisine. Cette indifférence ne dure pourtant pas éternellement…


Dès le milieu du 19e siècle, la révolution agricole affiche des rendements extraordinaires. D’habiles industriels profitent de l’aubaine, s’emparent de la fameuse invention de Nicolas Appert (1749-1841), la boîte de conserve stérilisée, et bâtissent les premières grandes entreprises agro-alimentaires. Les sociétés Hahn (1848), Cirio (1856), Heinz (1869) et Campbell (1869) mettent les légumes en boîte, les AngloSwiss Condensed Milk (1866) et Nestlé (1867) font de même avec le lait tandis qu’une multitude de sociétés de l’Ohio, de l’Illinois, de l’Indiana et de la Californie se chargent du corned beef[18]. En l’espace de quelques années, le monde occidental entre dans une ère nouvelle. Alors que la révolution agricole met fin aux disettes et aux famines, l’industrie de la conserve offre une large gamme de produits disponibles toute l’année.



Atelier de remplissage et de soudure des boîtes. Louis Figuier, Les merveilles de l’industrie, Industries agricoles et alimentaires, Paris, Furne, Jouvet, 1873, p. 661.


Le formidable enthousiasme soulevé par ces innovations n’échappe nullement aux historiens anglais. Ces derniers posent un nouveau regard sur l’alimentation médiévale qui leur parait tout à coup très pauvre et très restrictive, surtout en hiver. Ainsi, lorsqu’ils abordent la question de l’abondance des épices, ils ne prennent nullement en compte l’argument diététique des Français, préférant incriminer le mauvais état sanitaire des viandes, les salaisons et le manque de variété du régime hivernal :


« For one half of the year they lived on salted provisions, and at no time refused to feed on the worst of carrion, the bodies of animals – sheep and oxen – who died of murrain. (…) Many of the epidemic diseases of medieval Europe appear to have been aggravated forms of scurvy; not a few must have been due to the habit of freely feeding on diseased flesh. The role of potherbs was very scanty. Onions and the coarser varieties of cabbage are almost the only vegetables which I have met with. The pottage of meat and these herbs was thickened with bean and oat flour. Such viands bear a great amount of seasoning[19]. »


Pendant la moitié de l'année, ils vivaient de conserves salées et se nourrissaient de charognes, de cadavres d'animaux - moutons et bœufs - qui mouraient de la peste. En effet, un bœuf ou un mouton qui périssait de cette manière était généralement vendu pour environ un tiers du prix de l'animal lorsqu'il était en bonne santé. Beaucoup de maladies épidémiques de l'Europe médiévale semblent avoir été des formes aggravées de scorbut ; certains ont probablement pris l'habitude de se nourrir de chair malade. Le rôle des plantes potagères était très limité. Les oignons et les variétés plus grossières de chou sont presque les seuls légumes que j'ai rencontrés. Le potage de viande et de ces herbes étaient épaissis avec de la farine de fèves et d'avoine. De telles viandes supportent une grande quantité d'assaisonnement.


Quelques années plus tard, l’industrie de la conservation connaît une nouvelle révolution avec l’arrivée du froid artificiel. Dès les années 1880, la Grande-Bretagne organise un gigantesque marché de la viande entre les plus gros producteurs mondiaux comprenant l’Argentine, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis. Les Anglais construisent dans chacun de ces pays de vastes ateliers de congélation. Le commerce prospère et, à la fin de la Première Guerre mondiale, une vaste flotte de navires frigorifiques sillonne les océans pour approvisionner les quarante-deux entrepôts réfrigérés des ports anglais. Capables de stocker deux cent mille tonnes de marchandises, ces derniers permettent d’augmenter considérablement la ration quotidienne de viande fraîche des citoyens britanniques[20].


Aux États-Unis, l’industrie du froid se développe également à grande vitesse. Dès les années 1870, des installations frigorifiques apparaissent au Texas et à Chicago au sein de véritables usines à viande qui acheminent leurs marchandises par wagons réfrigérés[21]. Dans l’entre-deux-guerres, le froid artificiel prend d’assaut les foyers américains grâce au fameux Kelvinator. En 1937, on peut estimer qu’en moyenne, une habitation sur vingt-deux en possède un, contre une sur neuf mille en 1921[22]. Désormais, non seulement la viande, le poisson, les légumes et les produits laitiers sont disponibles toute l’année, mais ils le sont à l’état frais et en grande variété !



Kelvinator, nous dit la publicité, permet de disposer de viande fraîche, de salades croustillantes et de beurre ferme… le tout en réalisant des économies !


Aux États-Unis et en Angleterre, les conséquences de cette innovation se répercutent sur les analyses des historiens à propos du Moyen Âge. À une époque où on ne dispose pas des moyens modernes de conservation par le froid, est-on persuadé, il est impossible de maintenir les viandes dans un bon état sanitaire, en été comme en hiver.

C’est précisément à ce moment qu’intervient le professeur James Harvey Robinson (1863-1936) pour qui les épices sont un moyen de camoufler le goût des viandes putrides et mal conservées.


Une petite dizaine d’années plus tard, ce point de vue est relayé par la Compton’s Pictured Encyclopedia :


« If modern cold storage had been known in the days of Columbus, the New World might not have been discovered until centuries later. For without our modern means of keeping food palatable throughout the year, the Europe of the Middle Ages and later times found spices almost indispensable to flavor its poor and often half-spoiled food. In medieval England, for example, the usual winter diet consisted of meal and coarse salt meat, which became half-rotten by spring. So spices were in enormous demand to lend some savor to this monotonous and pleasureless fare[23]. »


« Épices et condiments. Si l'on avait connu le stockage au froid moderne à l'époque de Colomb, le Nouveau Monde n'aurait pas été découvert avant des siècles. Car sans nos moyens modernes de garder la nourriture consommable tout au long de l'année, au Moyen Âge et plus tard, les épices sont presque indispensables pour assaisonner une nourriture pauvre et souvent à moitié gâtée. Dans l'Angleterre médiévale, par exemple, le régime habituel en hiver consistait en de la farine et de la viande au gros sel, qui devenait à demi pourrie au printemps. Les épices étaient donc très demandées pour assaisonner ces repas monotones et peu plaisants. La cannelle, le clou de girofle et le poivre valaient leur pesant d'or ; et les hommes risquaient leur vie et leur fortune en cherchant de nouvelles routes vers les terres des épices - les Indes orientales et les parties voisines de l'Asie. »


Beaucoup d’autres auteurs suivent le mouvement[24].


La réponse anglo-saxonne se propage en France


En France, pays de tradition et de petites exploitations agricoles, l’industrie de la réfrigération éprouve beaucoup de mal à s’implanter[25]. L’heure n’étant pas à la célébration des bienfaits de la conservation par le froid, les auteurs sont parfaitement imperméables à l’argument anglo-saxon des viandes avariées. Quand, en 1921, une docteure en médecine évoque les épices dans la cuisine médiévale, elle s’en remet entièrement au vieil argument de Legrand d’Aussy, affirmant qu’elles servent à « raviver le goût dévoyé par l’abondance des nourritures et parfois leur bizarrerie ; ensuite – et surtout – activer les digestions – pratique d’hygiène imposée par la lourdeur des mets[26] ».


Plus tard, dans l’après-guerre, la déconsidération du goût médiéval dirige les débats vers le point de vue anglo-saxon du 19e siècle, prenant en considération la monotonie et la fadeur de la cuisine médiévale. On peut lire au détour d’une grande synthèse historique des années 1950 :


« Nos sociétés modernes, habituées à une cuisine plus raffinée, ont moins besoin, peut-être, de ces épices que les gens du Moyen âge, dont la cuisine était extrêmement rudimentaire et assez peu appétissante. Pour ranimer l’appétit, pour donner aux viandes un goût, il fallait y ajouter des épices[27] ».


Au même moment, dans un article destiné aux enseignants, on souligne la « fadeur » et « l’insipidité inimaginables » de la cuisine médiévale, ainsi que la « bestiale gloutonnerie pour tromper la fastidieuse monotonie des plats », d’où la nécessité de surcharger les mets d’une multitude d’épices[28].


Dans les années 1950 et 1960, au moment où la France rattrape prodigieusement son retard en matière de réfrigération[29], les historiens français se rallient subitement au point de vue de James Harvey Robinson :


« Leur emploi [des épices] est une nécessité, en une époque où l’on ne possède pas les moyens de conserver frais viandes et poissons, et où l’arôme des épices sert à couvrir des saveurs moins agréables[30]. »


C’est ainsi que l’historiographie française fait passer les épices médiévales du statut de digestifs pour viandes lourdes ou d’exhausteurs de goût pour viandes fades à celui de correcteurs de goût pour viandes avariées.


Ce point de vue se propage au cours des années 1960 et 1970, pendant lesquelles on n’insiste jamais assez sur l’état de pourriture des viandes médiévales[31]. L’affirmation, à force de se répéter, devient un véritable lieu commun. Les premières contestations, encore timides, n’apparaissent qu’au début des années 1970 lorsque le biochimiste anglais Joseph Needham (1900-1995), sensible aux propriétés antiseptiques de certaines épices, met en lumière le rôle de conservateur des aromates orientaux pour réfuter l’argument des viandes avariées[32].


Quand l’histoire culturelle propage ses lumières


Au cours des années 1980 et 1990, le ton se durcit. Dans une atmosphère intellectuelle rafraîchie par le développement de l’histoire culturelle et la réhabilitation du « sombre » Moyen Âge[33], la remise en question des vieux a priori prend solidement place dans les recherches en histoire de l’alimentation. Et si, pendant deux siècles, les historiens s’étaient complètement fourvoyés ? Et si toute cette analyse du passé en fonction des valeurs contemporaines les avait totalement aveuglés ? Et si ce qu’ils pensaient être historique et scientifique n’était finalement que d’obscures préjugés culturels ? « Rien ne prouve que la viande n’était pas fraîche au Moyen Âge, surtout là où on mangeait le plus d’épices, à savoir chez les plus riches[34] », constate l’historien Philippe Gillet en 1985.


Tout d’un coup, les historiens se mettent à étudier systématiquement les manuscrits culinaires que les bibliophiles et les philologues ont découverts depuis deux siècles. En proposant une analyse objective des recettes en fonction de leur contexte d’origine, ils ouvrent la voie à la découverte d’une culture alimentaire originale, parfumée, raffinée, codifiée, diététique, complexe et élitiste.


En quelques années à peine, s’effondrent les vieilles certitudes qui tiennent depuis la fin du 18e siècle. Dès les années 1980/1990, quasiment plus aucun historien sérieux ne fait encore allusion ni aux « surcharges d’épices », ni aux « amas de viandes indigestes » ou « avariées », ni à la « cuisine fade et monotone » du Moyen Âge ténébreux. L’histoire des viandes avariées et des épices ne se rencontre plus que dans les romans, les travaux historiques bâclés et les joyeuses ripailles autour d’une table bien garnie. Elle est devenue un mythe.


Le Moyen Âge, la viande et les épices, un mythe de « préjugé scientifique »


L’histoire des épices et des viandes soit indigestes, soit insipides, soit avariées, met en lumière l’extraordinaire puissance des préjugés culturels. En effet, il est tout à fait clair que les opinions hâtives qu’on s’est faites de ces viandes relèvent d’aprioris infondés. Il est tout aussi clair qu’elles sont mal documentées et reposent sur d’évidentes contradictions. Elles n’en demeurent pas moins des affirmations scientifiques presque incontestées pendant deux siècles. Le mépris profond de la culture médiévale et, dans certains cas, l’enthousiasme béat suscité par les progrès technologiques, l’emportent largement sur l’esprit critique.


Si nous envisageons l’argument diététique de Legrand d’Aussy, nous constatons qu’il repose sur des observations tout à fait pertinentes. Nous savons que le porc est un aliment indispensable dans l’économie alimentaire médiévale[35], que les élites en consomment régulièrement et que la diététique ancienne[36] préconise de l’épicer davantage que les viandes réputées plus légères et plus subtiles[37]. Mais, trop guidé par son mépris des mœurs médiévales, par son sens obtus de la moralité et par sa foi imperturbable en un progrès constant de la civilisation, Legrand d’Aussy se laisse aller à des conclusions tout à fait abusives. Il ne voit qu’un amas de viandes indigestes là où un seigneur du 14e siècle admire la magnificence d’oiseaux rôtis revêtus de leur somptueux plumage[38]. Il n’observe que des combinaisons grossières de puissants aromates là où son ancêtre savoure les multiples parfums venus d’un Orient mystérieux auréolé de légendes merveilleuses. Il dénonce de honteuses vanités, là où un membre de l’élite médiévale affirme son rang par l’usage de produits rares et précieux. Il condamne un manque flagrant de raffinement, là où le mangeur médiéval savoure avec jubilation de subtiles combinaisons de saveurs. Enfin, il décèle un moyen de faire passer des viandes indigestes, là où le diététicien profère de sages conseils pour la bonne conservation de la santé.


Plus tard, les historiens anglais et américains commettent la même erreur que Legrand d’Aussy. Au lieu d’analyser l’usage des épices médiévales dans leur contexte culturel propre, ils se bornent à comparer la situation ancienne à la leur. Impressionnés par les progrès de la conservation, ils se braquent sur la monotonie du régime hivernal composé de bouillies de céréales et de viandes soi-disant à moitié pourries. Ils négligent également le contexte social qui réserve aux plus riches un régime varié composé des meilleures viandes, tout en interdisant aux plus humbles l’usage d’épices bien trop onéreuses[39]. Ils oublient encore de consulter les recueils de recettes et les règlements des métiers de boucher, dans lesquels ils pourraient constater que les viandes sont consommées particulièrement fraîches. La force des préjugés, une fois encore, a raison d’une analyse sereine des sources historiques.

En outre, une foi inébranlable dans les progrès technologiques les aveugle. La réfrigération, qui facilite indéniablement la gestion des stocks alimentaires, est devenue un élément indispensable du quotidien au point de gommer des mémoires l’organisation des sociétés anciennes. Tout d’un coup, il est devenu impensable qu’on puisse conserver de la viande dans de bonnes conditions sans réfrigérateur. Il faut que des historiens de la fin du 20e siècle s’intéressent de près à la vie quotidienne au Moyen Âge pour qu’on s’aperçoive enfin des extraordinaires savoir-faire en matière de conservation. Méfions-nous donc de ce qui paraît trop évident à nos yeux et évitons les comparaisons entre notre mode de vie et celui de nos aïeux.


Soulignons enfin la tendance à céder à la facilité. Nous savons aujourd’hui que l’usage des épices au Moyen Âge relève tout aussi bien de leurs multiples vertus diététiques, qu’à leur extraordinaire prestige social et à l’imaginaire merveilleux qu’elles suscitent. Vouloir réduire leur usage à un seul facteur, aussi vil et terre à terre que le camouflage du goût de viandes de mauvaise qualité, relève de l’insulte envers nos ancêtres.


Voir également, sur le site de l'Université de Liège, Les grands mythes de la gastronomie: les épices et la viande avariée.

[1] Robinson, 1913, p. 530. [2] Cannelle, gingembre, safran, poivre long, cubèbe, galanga, maniguette, nard, noix de muscade, macis, clou de girofle, sucre, pyrèthre d’Afrique, etc. [3] Fontenelle, 1716, p. 102. [4] Dufays, 2006. [5] Pegge (1780), 2008. [6] Capatti, Coron, 2001, p. 20. [7] Pegge (1780), 2008, p. 10 ; Robertson, 1824, p. 147. [8] Legrand d’Aussy, t. 2, 1782, p. 228, 229. [9] Idem, 1782, p. 229. [10] Idem, 1782, p. 253-258 ; t. 2, p. 203. [11] Legrand d’Aussy, t. 2, 1782, p. 163. [12]Barny de Romanet, 1821, p. 150 ; Cayla, 1854, p. 5. [13]Porte, 1870, p. 377 ; Almanach de la bonne cuisine et de la maîtresse de maison, 1860, p. 58. [14]Louyer-Villermay, 1818, p. 38, 39. [15]Albert Lecoy de La Marche, Le treizième siècle artistique, Lille, Imprimerie de Desclée, de Brouwer et Cie, 1889, p. 339. [16]Académie d’Orléans, t. 20, 1878, p. 193. [17] Normand, 1907, p. 54. [18] Pedrocco, 1996, p. 779-794. [19] Rogers, 1863, p. 277. [20] Thévenot, 1978, p. 80-88. [21] Ibidem. [22] U.S. Department of Commerce, 1933, p. 10. Calculs réalisés à partir des données du recensement de 1920 https://www2.census.gov/prod2/statcomp/documents/1931-02.pdf et de 1930. [23] Compton’s Pictured Encyclopedia, vol. 7, 1922, p. 3317 [24] Kelty, 1942, p. 331 ; Rawlinson, 1931, p. viii ; Bryan, 1942, p. 8 ; etc. [25] Bidaut, 1927, p. 459-461. [26] Dejust-Defiol, 1921, p. 27, 28. [27]Grousset, Léonard, 1957, p. 738. [28]« La passion des épices », 1958, p. 211. [29]Delavigne, 2017, p. 363. [30]Defourneaux, 1960, p. 239. [31]Bailey, 1970, p. 63. [32] Needham, 1971, p. 520, 521 ; Maddison, 2001, p. 129 ; Biraben, 1976, p. 38. [33] Avec notamment Régine Pernoud, en 1977, avec son Pour en finir avec le Moyen Âge, et Jacques Heers qui, en 1992, réhabilite l’ « épouvantable » xive siècle dans son Moyen Âge, une imposture. [34] Gillet, 1985, p. 161. [35]Descamps, 2009, p. 137. [36] Opsomer, 1992, p. 42-59. [37] Flandrin, 1996, p. 503-506. [38] Grieco, Paris, 1996, p. 485. [39] Woolgar, 2006, chapitre 7.

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